Des médicaments pour devenir meilleurs ? Certains chercheurs prônent le développement artificiel de l'altruisme et du sens de la justice, afin de construire une société plus durable.

Nous sommes inadaptés au futur. C'est ce constat que dressent Ingmar Persson et Julian Savulescu, respectivement chercheur et directeur du centre Jehiro de bioéthique à l'Université d'Oxford, dans leur ouvrage Unfit for the Future, publié en 2012.

Les deux auteurs pointent les dangers de l'écart entre la puissance de nos technologies et notre psychologie morale. L'existence de l'humanité est menacée par le changement climatique, la surexploitation des ressources et de possibles conflits généralisés avec l'utilisation d'armes de destruction massive.

Leur réflexion s'inscrit dans le cadre de débats qui agitent le transhumanisme, un courant né à la fin des années 1980 et organisé en associations et groupes informels. Qui développe une vision à priori positive des technologies et sur le désir d'augmenter nos performances physiques et cognitives, ainsi que notre durée de vie.

Selon eux, l'espèce humaine a développé une psychologie morale « myope », restreinte à la préoccupation pour les personnes et l'avenir proches, car elle a longtemps vécu dans des sociétés relativement petites et unies, avec une technologie peu développée qui ne permettait d'intervenir que dans l'environnement immédiat.

Grâce à la science et la technologie, nous avons bouleversé nos conditions de vie. Ils défendent l'idée que pour faire face aux menaces et aux défis qui attendent nos sociétés, nous devons étendre nos préoccupations morales, au-delà du petit cercle de nos connaissances personnelles et leur faire englober jusqu'aux générations futures.

 En particulier, il faudrait augmenter deux caractéristiques « naturelles » du comportement humain, qu'on retrouve aussi chez d'autres animaux : l’altruisme et le sens de la justice.

Comment faire ? Les deux transhumanistes accordent une large place aux recherches pharmacologiques, par exemple sur des antidépresseurs ou des médicaments contre l'hypertension qui ont des effets secondaires sur les comportements moraux. Des médicaments qualifiés d'inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, couramment prescrits contre la dépression, l'anxiété et les troubles obsessionnels com­pulsifs, semblent ainsi augmenter, chez les sujets traités, l'impartialité et la coopération.

D'autres travaux commencent à identifier les fondements cérébraux de l'empathie ou divers effets intéressants de l'ocytocine, surnommée l'« hormone de l'amour ».

Ils citent tout un éventail d'autres pistes pour modifier les comportements et les réponses émotionnelles : stimulation profonde du cerveau par le biais d'électrodes implantées, manipulations génétiques, etc.

Une branche de la génétique cherche d'ailleurs à identifier les gènes clefs pour certains comportements — plusieurs gènes ont par exemple été liés à l'agressivité chez la souris, ou à la dépendance, source possible de comportements « immoraux », chez l'homme.

 La conciliation entre bien-être individuel et collectif (celui des humains mais aussi celui des autres êtres vivants) s'est tout de suite imposée comme un problème de fond. Comment prendre en compte les plaisirs et les souffrances de tous sans sacrifier son propre bien pour celui des autres ?

La proposition d'l. Persson et J. Savulescu n'est pas majoritaire dans le mouvement, et même eux reconnaissent en conclusion de leur ouvrage qu'« une réelle amélioration morale serait difficile à l'heure actuelle et pourrait rester à un niveau insuffisant de développement, ou ne pas pouvoir être appliquée à une assez large échelle, pour nous aider à faire face aux problèmes catastrophiques décrits ». Néanmoins, pour eux, l'urgence de l'élaboration d'un modèle de société durable justifie un examen approfondi de cette conception extrême de l'amélioration morale.

Or cette dernière est dangereuse. Dans un monde où tous les humains seraient altruistes, un tricheur aurait un pouvoir de nuisance considérable. Il faudrait donc non seulement contraindre tous les citoyens à se plier à l'amélioration morale, mais aussi adopter des formes poussées de surveillance et de contrôle, au prix d'une remise en question des droits tels que la vie privée. Ainsi, l'amélioration morale risque de conduire à une dérive.

En outre, un tel système risquerait d'aboutir à une vision conformiste de la morale. Déjà, certains transhumanistes font référence à certaines valeurs religieuses (en particulier bouddhiques) ou traditionnelles, telles que la fidélité dans le couple. De façon générale, les conséquences techniques d'amélioration morale, qui impliquent de fortes contraintes, restent largement imprévisibles...

Le transhumanisme des origines

Au-delà de la diversité des projets, les premiers courants étaient libertaires.

Cette mouvance considérait la protection paternaliste de l'État comme inacceptable, et l'évaluation du rapport risques sur bénéfices de l'auto-transformation comme du ressort des individus. L'objectif était d'éliminer toute souffrance et d'atteindre le bonheur, un objectif qualifié d'impératif hédoniste par l'économiste américain David Pearce.

Le transhumanisme des origines visait ainsi à réaliser un homme-machine, un cyborg heureux

Les premiers théoriciens du transhumanisme, d'inspiration anarcho-capitaliste et libertarienne, comptaient sur l'émergence d'un ordre spontané. Mais à la fin des années 1990, un revirement s'est produit, lié à la crise économique, politique et écologique, et aux difficultés des systèmes modernes, en particulier les démocraties libérales occidentales, à réguler les processus d'industrialisation et de mécanisation qui exploitent trop largement les ressources de la planète.

Ainsi, le cyborg heureux— et libre—des premiers pas du transhumanisme laisse la place au cyborg vertueux (selon la terminologie du sociologue américain James Hughes), soumis à divers impératifs éthiques.

Le débat sur l'amélioration morale se répand dans une partie du mouvement, notamment chez les universitaires d'Oxford. Les approches sont plus ou moins modérées, certains prônant une amélioration morale «à la carte », où chacun serait libre de développer telle ou telle valeur. De vives critiques sont émises, y compris par certains bioéthiciens partisans du transhumanisme, tel John Harris, de l'Université de Manchester, qui souligne la nécessité du libre arbitre dans la morale humaine.

Sources : Marisa MAESTRUTTI, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre du CETCOPRA (cercle d’étude des Techniques des connaissances, des pratiques)

Ingmar Persson et Julian Savulescu, Unfit for the Future - John Harris Université de Manchester