Progrès technique – progrès humain
Progrès : D'après le Petit Robert, le terme apparaît en 1532 et viendrait de « progressus » = « développement », « action d'avancer ».
L’homme se distingue de l’animal par le langage et la technique. Sa capacité d’inventivité et de production est infinie et transmissible. Il créé des outils grâce à sa main guidée par son intelligence. En transformant la nature il se transforme lui-même. La technique, de simple savoir-faire devient art puis science appliquée. Le XVIIe siècle ouvre une nouvelle ère technique qui aboutit à une techno-science qui se développe dans le contexte du mouvement philosophique des Lumières. Elle est considérée comme nécessairement bienfaitrice, le savoir devant permettre de répondre à toutes les questions qui se posent à l’Homme. Les mutations des modes de vie que les connaissances scientifiques entrainent sont considérées comme un bien en soi. On parle du progrès avec un P majuscule.
Les recherches de Newton et dans les siècles qui suivent, les travaux du mathématicien Laplace, du physicien Maxwell, ou encore plus tard du biologiste Pasteur, pour ne citer qu’eux, répondent à des besoins vitaux : se chauffer, se soigner, éclairer, voyager, communiquer, etc. Ainsi par exemple, à partir du XIXème siècle, la maîtrise de la thermodynamique, associée à la mécanique puis à l’électricité aboutit au développement des locomotives et des systèmes ferroviaires. Le XIXème siècle ne fera que confirmer cette glorification du progrès technique avec l'avènement du positivisme (« L'ordre pour base et le progrès pour but », écrit Auguste Comte).
Pendant les Trente Glorieuses, des années 1940 à 1970, cette foi dans le développement technique s’exprime encore, considéré comme l’application directe de l’activité scientifique et source de progrès industriel, économique et social. On considère que les sciences et les techniques résoudront toutes les difficultés. Si les processus techniques posent à leur tour des problèmes, la technique elle-même sera mise à contribution pour les résoudre.
Que de progrès techniques, quelle amélioration de notre niveau de vie ! En augmentant ses connaissances, l’homme accroît sans cesse sa maîtrise sur son environnement, utilise son imagination pour améliorer sa condition, pour faciliter son quotidien.
La science, ouvre la porte vers de nombreuses applications dont nous imaginons difficilement nous passer et qui sont donc, en un sens, facteur de progrès. Ainsi, les conditions de travail, la santé, l’hygiène, l’alimentation, etc. sont autant de domaines où les connaissances scientifiques permettent des améliorations de nos conditions de vie.
Cependant, pourquoi ce discours n’emporte-t-il pas aujourd’hui une adhésion unanime ?
On constate aujourd’hui que les avancées scientifiques ne constituent pas nécessairement une recherche désintéressée de connaissances et un progrès pour l’humanité. Le progrès technique ne s’avère pas obligatoirement porteur du progrès moral, si par progrès moral on entend une ascension continue de l'humanité vers un monde meilleur et plus juste. En attestent les catastrophes de Tchernobyl et de Bhopal, les affaires du sang contaminé ou encore de la vache folle. La liste est longue
« Il ne s'agit pas ici de remplacer l'idée de progression par celle de régression, c'est-à-dire de substituer une simplification mutilante à une autre. Il s’agit au contraire de considérer enfin en complexité l’idée de progrès. Pour cela il faut détruire l'idée d'un progrès simple, assuré, irréversible, et considérer un progrès incertain dans sa nature comportant du régrès dans son principe même, un progrès, aujourd'hui, en crise à l'échelle de chaque société et, bien sûr, de la planète dans son ensemble.
Il nous faut alors considérer la barbarie, non seulement celle que n’a pas encore pu chasser le progrès de la civilisation, mais aussi celle qu’a produite ce même progrès de la civilisation. On peut même dire que les formes nouvelles de barbarie, issues de notre civilisation, loin de réduire les formes anciennes de barbarie, les ont réveillées et s'y sont associées. Ainsi, il s’est développé une forme de barbarie rationalisatrice, technologique, scientifique, qui a non seulement permis les déferlements massacreurs de deux guerres mondiales, mais a rationalisé l'enfermement sous la forme du camp de concentration, rationalisé l’élimination physique, avec ou sans chambre à gaz, rationalisé la torture, la seule barbarie qui semblait éliminée au début du XXe siècle. […]
Il n’est pas absolument certain, il n’est que probable, que notre civilisation aille vers l’autodestruction, et s’il y a autodestruction, le rôle de la politique, de la science, de la technologie et de l’idéologie sera capital, alors que la politique, la science, la technologie, l’idéologie, s’il y avait prise de conscience, pourraient nous sauver du désastre et transformer les conditions du problème.
Edgar MORIN, Pour sortir du vingtième siècle, 1981.
Sortons du clivage stérile entre technophobes, nostalgiques du « c’était mieux avant » et technophiles qui ne se posent pas d’autres questions
que celles de la raison instrumentale (« comment faire », mais jamais « que
faire »). Penser le monde sur le prisme de la technique signifie se
confronter à l’idée de progrès. Est-elle encore valable ? Est-elle toujours
l’inspiration des innovations, ou c’est bien autre chose qui est à l’œuvre,
presque sans que nous nous soyons rendu compte ? Dans quelles conditions peut-il être l’allié du progrès humain ?
Autant de questions qui alimentèrent le débat qui fut riche et passionnant
Textes sur philosophie et traditions
Montaigne :
« Un gentilhomme français se mouchait toujours avec la main, (chose très contraire à nos usages). Se défendant sur ce point, (et il était réputé pour ses plaisanteries), il me demanda quel privilège pouvait bien avoir ce sale excrément pour qu’on lui fournisse un beau linge délicat pour le recevoir, et, qui plus est, pour l’empaqueter et le serrer sur nous? Que cela devait causer plus de dégoût que de le voir déverser n’importe où, comme nous le faisons pour toutes nos autres excréments. J’ai trouvé qu’il ne parlait pas du tout sans raison: l’habitude m’avait ôté la possibilité de me rendre compte de cette bizarrerie, alors que nous trouvons pourtant si laides les bizarreries quand elles nous viennent d’un autre pays.
[…] L’accoutumance émousse notre jugement. Les Barbares ne sont en rien plus étonnants pour nous que nous pour eux, ils n’ont pas de raison de l’être, comme chacun l’admettrait, après s’être promené dans ces exemples venus de loin, s’il savait se pencher sur les siens propres, et les examiner avec soin. La raison humaine est une décoction faite à partir du poids sensiblement égal donné à toutes nos opinions et nos mœurs, de quelque forme qu’elles soient; sa matière est infinie, infinie sa diversité. […]
Les lois de la conscience, dont nous disons qu’elles naissent de la nature, naissent de la tradition: chacun vénère intérieurement les opinions et les mœurs reçues et acceptées autour de lui, et il ne peut s’en détacher sans remords, ni s’y appliquer sans les approuver. […]
[L]e principal effet de la puissance de la tradition, c’est qu’elle nous saisit et nous enserre de telle façon que nous avons toutes les peines du monde à nous en dégager et à rentrer en nous-mêmes pour réfléchir et discuter ce qu’elle nous impose.
En fait, parce que nous les absorbons avec notre lait à la naissance, et que le monde se présente à nous sous cet aspect la première fois que nous le voyons, il semble que nous soyons faits pour voir les choses comme cela. Et les opinions courantes que nous trouvons en vigueur autour de nous, infusées en notre esprit par la semence de nos pères, nous semblent de ce fait naturelles et universelles.
Il résulte de tout cela que ce qui est en dehors des limites de la coutume, on croit que c’est en dehors des limites de la raison: dieu sait combien cette idée est déraisonnable, le plus souvent. […]
Celui qui voudra se détacher du tenace préjugé de la coutume trouvera que bien des choses reçues comme indiscutables n’ont cependant de fondement que dans la barbe blanche et les rides de l’usage qui les accompagne. »
Montaigne, Essais, I, 22, « Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas facilement une loi reçue »
Heidegger :
Les organisations, appareils et machines du monde technique nous sont devenus indispensables, dans une mesure qui est plus grande pour les uns et moindre pour les autres. Il serait insensé de donner l'assaut, tête baissée, au monde technique et ce serait faire preuve de vue courte que de vouloir condamner ce monde comme étant l'oeuvre du diable. Nous dépendons des objets que la technique nous fournit et qui, pour ainsi dire, nous mettent en demeure de les perfectionner sans cesse. Toutefois, notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes à notre insu devenus leurs esclaves. Mais nous pouvons nous y prendre autrement. Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en servir normalement mais en même temps nous en libérer de sorte qu'a tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu'on en use. Mais nous pouvons en même temps laisser à eux mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous voulons de plus intime et de plus propre. Nous pouvons dire "oui" à l'emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire "non" en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi fausser, brouiller et finalement vider notre être. Mais si nous disons ainsi à la fois "oui" et "non" aux objets techniques notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain? Tout au contraire : notre rapport au monde technique devient merveilleusement simple et paisible. Nous admettons les objets techniques dans notre monde quotidien et en même temps nous les laissons dehors, c'est-a-dire que nous les laissons reposer sur eux-mêmes comme des choses qui n'ont rien d'absolu, mais qui dépendent de plus haut qu'elles."
Martin HEIDEGGER, Sérénité, in Qestions III, édit. Galimard, p. 177.
Machiavel :
« Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu dans leur jeunesse. Leur opinion est le plus souvent erronée, et pour diverses raisons. La première, c’est qu’on ne connaît jamais la vérité tout entière sur le passé. On cache le plus souvent les événements qui déshonoreraient un siècle ; et quant à ceux qui sont faits pour l’honorer, on les amplifie, on les raconte en termes pompeux et emphatiques. La plupart des écrivains se laissent si bien subjuguer par le succès des vainqueurs, que, pour rendre leurs triomphes plus éclatants, non seulement ils exagèrent leurs succès, mais la résistance même des ennemis vaincus ; en sorte que les descendants des uns et des autres ne peuvent s’empêcher de s’émerveiller devant de tels hommes, de les louer et de les aimer. La seconde raison, c’est que les hommes ne haïssent que par crainte ou par envie, deux mobiles qui meurent avec les événements passés, lesquels ne peuvent inspirer ni l’une ni l’autre. Mais il n’en est pas ainsi des événements où nous sommes nous-mêmes acteurs, ou qui se passent sous nos yeux : la connaissance que nous en avons est entière ; rien ne nous en est dérobé. Ce que nous y apercevons de bien est tellement mêlé de choses qui nous déplaisent, que nous sommes portés à les juger plus sévèrement que le passé, quoique souvent le présent mérite réellement plus de louanges et d’admiration. »".
Discours sur la première décade de Tite Live, II, avant propos, in Œuvres Complètes, Pléiade, pp. 509-510.
Platon :CRITIQUE DE L’ECRITURE
SOCRATE : - Le dieu Teuth, inventeur de l'écriture, dit au roi d'Egypte :
" Voici l'invention qui procurera aux Egyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j'ai trouvé le médicament qu'il faut " - Et le roi répliqua : " Dieu très industrieux, autre est l'homme qui se montre capable d'inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de dommage et celle d'avantage qu'il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l'écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu'ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Et c'est l'apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront pleins de savoir, alors qu'en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d'un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux savants. "
[…] Ainsi celui qui croit avoir consigné son savoir par écrit tout autant que celui qui le recueille en croyant que de l'écrit naîtront évidence et certitude, sont l'un et l'autre tout pleins de naïveté dans la mesure où ils croient trouver dans les textes écrits autre chose qu'un moyen permettant à celui qui sait de se ressouvenir des choses dont traitent les écrits.
PHÈDRE : - C'est très juste.
SOCRATE : - Car ce qu'il y a de redoutable dans l'écriture, c'est qu'elle ressemble vraiment à la peinture : les créations de celle-ci font figure d'êtres vivants, mais qu'on leur pose quelque question, pleines de dignité, elles gardent le silence. Ainsi des textes : on croirait qu'ils s'expriment comme des êtres pensants, mais questionne-t-on, dans l'intention de comprendre, l'un de leurs dires, ils n'indiquent qu'une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d'autres dont il n'est nullement l'affaire, sans savoir à qui il doit s'adresser. Est-il négligé ou maltraité injustement ? il ne peut se passer du secours de son père, car il est incapable de se défendre ni de se secourir lui-même. "
Platon, Phèdre, 274 e – 275 e
Hegel :
Les actes de la pensée paraissent tout d'abord, étant historiques, être l'affaire du passé et se trouver au-delà de notre réalité. Mais, en fait, ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement. (...) Le trésor de raison consciente d'elle-même qui nous appartient, qui appartient à l'époque contemporaine, ne s'est pas produit de manière immédiate, n'est pas sorti du sol du temps présent, mais pour lui c'est essentiellement un héritage, plus précisément résultat du travail, et, à vrai dire, du travail de toutes les générations antérieures du genre humain. (...) Ce que nous sommes en fait de science et plus particulièrement de philosophie, nous le devons à la tradition qui enlace tout ce qui est passager et qui est par suite passé, pareille à une chaîne sacrée (...) qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a créé le temps passé. Or cette tradition n'est pas seulement une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu et le transmet sans changement aux successeurs ; elle n'est pas une immobile statue de pierre mais elle est vivante et grossit comme un fleuve puissant qui s'amplifie à mesure qu'il s'éloigne de sa source.
Nietzsche :
Les moeurs, c'est la façon traditionnelle d'agir et d'évaluer. Là où la tradition ne commande pas, il n'y a pas de moralité ; et moins l'existence est déterminée par la tradition, moins est grand le cercle de la moralité. L'homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même et non d'un usage établi, d'une tradition : dans tous les états primitifs de l'humanité « mal » est synonyme d' « individuel », « libre », « arbitraire », « inaccoutumé », « imprévu », « imprévisible ». Dans ces mêmes états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une action est exécutée, non parce que la tradition la commande, mais pour d'autres raisons (par exemple à cause de son utilité individuelle), et même pour les raisons qui autrefois ont établi la tradition, elle est qualifiée d'immorale et considérée comme telle, même par celui qui l'exécute : car celui-ci ne s'est pas inspiré de l'obéissance envers la tradition. Qu'est-ce que la tradition ? Une autorité supérieure à laquelle on obéit, non parce qu'elle commande l'utile, mais parce qu'elle commande.— En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il d'un sentiment général de crainte ? C'est la crainte d'une intelligence supérieure qui ordonne, d'une puissance incompréhensible et indéfinie, de quelque chose qui est plus que personnel,—il y a de la superstition dans cette crainte.
Aurore, I, § 9, Idée de la moralité des moeurs, Bouquins T. I, P. 975 - 977.
Saint-Exupéry :
L'usage d'un instrument savant n'a pas fait de toi un technicien sec. Il me semble qu'ils confondent but et moyen ceux qui s'effraient par trop de nos progrès techniques. Quiconque lutte dans l'unique espoir de biens matériels, en effet, ne récolte rien qui vaille de vivre. Mais la machine n'est pas un but. L'avion n'est pas un but : c'est un outil. Un outil comme la charrue.
Si nous croyons que la machine abîme l'homme c’est que, peut-être, nous manquons un peu de recul pour juger les effets de transformations aussi rapides que celles que nous avons subies. Que sont les cent années de l'histoire de la machine en regard des deux cent mille années de l'histoire de l'homme ? C'est à peine si nous nous installons dans ce paysage de mines et de centrales électriques. C'est à peine si nous commençons d'habiter cette maison nouvelle, que nous n'avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si vite autour de nous : rapports humains, conditions de travail, coutumes. Notre psychologie elle-même a été bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d’absence, de distance, de retour, si les mots sont demeurés les mêmes, ne contiennent plus les mêmes réalités. Pour saisir le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage qui fut établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage.
Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n’ont pas fondé encore leur patrie.
Nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs émerveillent encore […]
Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s'efface derrière son rôle. Il semble que tout l’effort industriel de l'homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures, n'aboutissent, comme signes visibles, qu'à la seule simplicité, comme s'il fallait l’expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe d'une colonne, d'une carène, ou d'un d'avion, jusqu'à leur rendre la pureté élémentaire de la courbe d'un sein ou d'une épaule. Il semble que le travail des ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d'études ne soit ainsi, en apparence, que de polir et d’effacer, d’alléger ce raccord, d’équilibrer cette aile, jusqu’à ce qu’on ne la remarque plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une aile accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée de sa gangue, une sorte d’ensemble spontané, mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du poème. Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. Au terme de son évolution, la machine se dissimule.
SAINT-EXUPÉRY, Terre des Hommes (1939), chapitre 3, « L’avion ».
Kant :
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? 1784.
Gadamer :
En réalité, la tradition ne cesse pas de porter en elle un élément qui relève de la liberté et de l'histoire même. La tradition, même la plus authentique et la mieux établie, ne se déploie pas grâce à la force d'inertie qui permet à ce qui est présent de persister ; elle a au contraire besoin que l'on y adhère, qu'on la saisisse et la cultive. Elle est essentiellement conservation, au sens où celle-ci est également à l'œuvre dans toute transformation historique. Or, la conservation est un acte de raison, un de ceux, il est vrai, qui passent inaperçus.
Gadamer, Vérité et méthode, pp. 302-303 (286).
Edgar Morin :
Désormais, il est clair que le développement technique n’est pas uniquement ou totalement progressif; il comporte et produit des régressions spécifiques : la pensée technocratique ne conçoit ce qui est vivant, anthropologique et social, que selon la logique simplifiante des machines artificielles; la compétence technocratique est celle de l'expert, dont l’aveuglement général enveloppe la lucidité spécialisée; l'action technocrate ne peut être, socialement et politiquement, que mutilée et mutilante.
De plus, il apparaît de plus en plus évident, non seulement que la technique, comme la langue d'Ésope, peut servir au meilleur comme au pire, ce qui est un pauvre truisme mais que, en étant contrôlée, administrée, dirigée, ordonnée par les pouvoirs d'États et d'Empires, elle se met principalement au service de l'asservissement et de la mort. D'ores et déjà, elle permet l’anéantissement de l'humanité, alors que ses promesses bienfaisantes et émancipatrices se diluent ou s'estompent aux horizons. […]
Il ne s'agit pas ici de remplacer l'idée de progression par celle de régression, c'est-à-dire de substituer une simplification mutilante à une autre. Il s’agit au contraire de considérer enfin en complexité l’idée de progrès. Pour cela il faut détruire l'idée d'un progrès simple, assuré, irréversible, et considérer un progrès incertain dans sa nature comportant du régrès2 dans son principe même, un progrès, aujourd'hui, en crise à l'échelle de chaque société et, bien sûr, de la planète dans son ensemble.
Il nous faut alors considérer la barbarie, non seulement celle que n’a pas encore pu chasser le progrès de la civilisation, mais aussi celle qu’a produite ce même progrès de la civilisation. On peut même dire que les formes nouvelles de barbarie, issues de notre civilisation, loin de réduire les formes anciennes de barbarie, les ont réveillées et s'y sont associées. Ainsi, il s’est développé une forme de barbarie rationalisatrice, technologique, scientifique, qui a non seulement permis les déferlements massacreurs de deux guerres mondiales, mais a rationalisé l'enfermement sous la forme du camp de concentration, rationalisé l’élimination physique, avec ou sans chambre à gaz, rationalisé la torture, la seule barbarie qui semblait éliminée au début du XXe siècle. […]
Il n’est pas absolument certain, il n’est que probable, que notre civilisation aille vers l’autodestruction, et s’il y a autodestruction, le rôle de la politique, de la science, de la technologie et de l’idéologie sera capital, alors que la politique, la science, la technologie, l’idéologie, s’il y avait prise de conscience, pourraient nous sauver du désastre et transformer les conditions du problème.
Edgar MORIN, Pour sortir du vingtième siècle, 1981.
Burke :
Vous voyez, monsieur, que dans ce siècle de Lumières, je suis assez courageux pour avouer que nous sommes généralement les hommes de la nature ; qu'au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup ; et pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu'ils sont des préjugés ; que plus ils ont régné, que plus leur influence a été générale, plus nous les aimons encore. Nous avons peur d'exposer les hommes à ne vivre et à ne commercer qu'avec le fond particulier de raison qui appartient à chacun ; parce que nous soupçonnons que ce capital est faible dans chaque individu et qu'ils feraient beaucoup mieux tous ensemble de tirer avantage de la banque générale et des fonds publics des nations et des siècles. Beaucoup de nos penseurs, au lieu de bannir les préjugés généraux, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qui domine dans chacun. S'ils parviennent à leur but, et rarement ils le manquent, ils pensent qu'il est bien plus sage de conserver le préjugé avec le fond de raison qu'il renferme, que de se dépouiller de ce qu'ils n'en regardent que comme le vêtement, pour laisser ensuite la raison toute à nu, parce qu'ils pensent qu'un préjugé, y compris sa raison, a un motif qui donne de l'action à cette raison, et un attrait qui y donne de la permanence. Le préjugé est d'une application soudaine dans l'occasion ; il détermine, avant tout, l'esprit à suivre avec constance la route de la sagesse et de la vertu, et il ne laisse pas les hommes hésitant au moment de la décision ; il ne les abandonne pas aux dangers du scepticisme, du doute et de l'irrésolution. Le préjugé fait de la vertu, une habitude pour les hommes, et non pas une suite d'actions incohérentes ; par le moyen des bons préjugés enfin, le devoir fait partie de notre propre nature."
Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, in 1789, Recueil de textes et documents, Ministère de l'Éducation nationale, p. 161-162.
Hermann Boutitou :
Question directrice : faut-il se fier à la tradition?
Introduction :
Le mot tradition vient du latin « tradere » qui veut dire transmettre. La tradition c’est l’héritage qui nous a été transmis, et ce d’abord par voie orale ou par le biais des us et coutumes. Elle permet donc à une communauté de prendre conscience d’elle-même, de sa particularité, de sa spécificité. Cependant, les mutations constances que connaissent nos sociétés et l’interpénétration cultuelle, ne nous condamnent-elles pas à relativiser nos traditions ? Dès lors, se fier totalement à tradition n’est-ce pas un signe de régression ? Quel rapport faut-il alors entretenir avec la tradition ?
Sens et valeur de la tradition
La tradition joue, au niveau collectif, le rôle que joue la mémoire au niveau individuel. Elle assure une continuité, une certaine façon d’habiter le monde et fonde une identité collective. Que serait une société sans tradition? Une société sans mémoire et sans identité propre. Les habitudes alimentaires et vestimentaires, les mariages, les danses, les musiques, l’artisanat, les rituels, les fêtes, les connaissances en lien avec la nature et les hommes, tous ces domaines peuvent être considérés comme des traditions vivantes. Ils font partie de notre diversité culturelle, de notre identité.
Autrement dit, « Nos traditions sont notre lien avec ceux qui nous ont précédés ». Ceci veut dire que nous bénéficions aujourd’hui de ce qui nous a été transmis, de ce qui a résisté à l’épreuve du temps, et que c’est grâce à cela que nous pouvons voir plus loin que les générations précédentes. En cela la tradition est donc liée à la culture et un des vecteurs les plus puissants en est la langue. Celle-ci ne sert pas qu’à communiquer en vue d’assouvir nos besoins présents, mais elle véhicule une mémoire collective, on pourrait même dire une sagesse collective. L’idée de tradition c’est donc l’idée de quelque chose qui a fait ses preuves et à laquelle nous attachons du prix.
Mais faut-il accorder à la tradition une valeur absolue ?
Les limites d’une acceptation aveugle de la tradition
Si la tradition fonde l’identité collective, elle y enferme trop souvent les individus dans le passé. En effet, si nous nous définissons entièrement à partir de la représentation dont nous avons hérité de l’histoire de notre peuple et si cette histoire nous apparaît comme incompatible avec celle de notre voisin alors nous ne pourrons jamais vivre en paix avec lui. Cela signifie que le respect strict de la tradition peut déboucher sur le repli identitaire, cette tendance à ne privilégier que ceux qui partagent, la même langue, la même religion, la même culture etc. D’ailleurs, les différents conflits nationaux et religieux sont souvent la conséquence de la contradiction entre les traditions.
De plus, on peut se demander si l’ancienneté d’une pratique sociale est nécessairement un gage de sa légitimité. Une tradition peut faire autorité mais être vécue comme une injustice. Les exemples sont légions où l’on voit la « tradition » évoquée pour justifier les pires inégalités et certaines violences. En Afrique de l’ouest, par exemple, les mutilations sexuelles comme l’excision sont souvent justifiées au nom de la tradition, mais décriées comme étant une discrimination qui porte atteinte à la dignité et l’intégrité physique de la femme. Cela signifie que le fait qu’une tradition ait été transmise ne prouve pas nécessairement qu’elle réponde à un besoin essentiel. Cette tradition peut se justifier par cette tendance à accorder au passé une trop grande valeur, à dévaluer le présent et à craindre l’avenir.
« Qu’est-ce que la tradition? », demande Nietzsche dans Aurore. « Une autorité à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne ce qui nous est utile, mais parce qu’elle ordonne. -En quoi ce sentiment de la tradition se distingue t-il du sentiment de la peur? C’est la peur qui donne ici ses ordres (…) il y a de la superstition dans cette peur. » C’est dire à quel point, il faut être critique envers la tradition et intégrer la nouveauté comme dépassement de la tradition. Car le rapport à la tradition doit être dynamique.
Conclusion
Toute tradition doit certes tenir compte de la spécificité et de l’identité de chaque peuple, mais sa finalité doit aussi être l’épanouissement de l’homme dans toutes ses dimensions, la promotion de sa dignité et de sa liberté, la promotion de la créativité et de la rationalité. Il ne suffit pas d’appartenir à un milieu ni de s’adapter à des circonstances, il faut encore s’assurer que le milieu et les circonstances vont dans les sens de l’humain. La promotion d’une tradition doit également tenir compte de l’exigence de nouveauté ou d’adaptation à la nouveauté. L’homme étant en perpétuel devenir.
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