« Savons-nous habiter notre corps ? »

Introduction au sujet

La question du corps est multiple. Il est à nous-mêmes une énigme. Il est fragile et son caractère concret ne l’empêche pas d’être subtil.

Le corps constitue à la fois le support de notre existence, l’expression d’une puissance du soi, un instrument que l’on maîtrise, un objet qui change au gré du temps, un objet qui fait face à des sujets qui le perçoivent…

 Notre corps est la part de nous qui est exposée aux autres, ils peuvent ignorer ce que nous pensons mais on ne sait jamais ce qu’ils voient de nous en nous voyant. C’est qui fait dire à Sartre (mort 1980) « au cœur de soi se trouve une forme d’étrangeté à soi »

« Etre corps c’est d’une part se tenir, être maître de soi et d’autre part se tenir sur terre, être dans l’autre et par là, être encombré de son corps » (E Levinas, Totalité et Infini – mort 1995)

Sartre : « le corps est l’obstacle que je suis à moi-même »

Notre rapport avec notre corps est rendu complexe par le fait que c’est le corps qui perçoit.  Il est ce par quoi nous sommes plongés dans le monde extérieur, et qui nous rappelle notre dépendance au milieu, le point de vue depuis lequel nous percevons ce qui se passe hors de nous. « Le corps qui voit ne se voit pas voyant» (sartre) «ou bien il est chose parmi les choses, ou bien il est ce par quoi les choses se découvrent à moi »

Par lui nous sommes présents. Cependant nous ne nous réduisons pas à lui. Le corps est aussi ce par quoi nous pensons, ce par quoi nous avons des émotions, ce par quoi passent les relations avec les autres…

Son rapport avec l’âme (ou la conscience), est aussi sujet de débat. Certains conçoivent corps et âme comme une dualité, parallèles et indépendants l’un de l’autre :

Platon : “L’âme ne raisonne jamais mieux que quand elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps“. Le platonisme a consacré le dualisme âme/corps qui a influencé les conceptions juives, chrétiennes, musulmanes …

Montaigne (Essais 1595) « L’autonomie de la vie biologique par rapport à notre vie sujétale explique aussi les nombreux cas où le corps semble avoir sa vie propre, à l’encontre de notre volonté. ….] ce n’est pas parce je ne veux pas avoir le vertige que je n’aurais pas le vertige ; ou bien qu’il ne suffit pas de se dire que l’on n’a pas sommeil pour ne pas avoir sommeil. Si nous avons des mouvements volontaires, tout aussi nombreux sont les mouvements de nos corps qui échappent à notre contrôle et à notre volonté »

Leibniz (18e s)   : “Chaque corps organique d’un vivant est d’une espèce de machine divine, ou d’un automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels

D’autres au contraire comme Spinoza pensent ce rapport sous le mode de l’unité (monisme) : « Que l'on sache ou non par quels moyens l'esprit meut le corps, ou sait cependant par expérience que, si l'esprit humain n'était pas capable de penser, le corps serait inerte. On sait aussi par expérience qu'il dépend du seul pouvoir de l'esprit de parler comme de se taire, et beaucoup d'autres choses que l'on croit donc dépendre du degré de l'esprit ». (L’Ethique 1675)

Sartre : « C’est tout entier que l’être pour soi doit être corps et tout entier qu’il doit être conscience […] Il n’y a rien derrière le corps mais le corps est tout entier psychique ».

 Selon la place importante ou secondaire accordée à la conscience (ou l’âme), le corps est soit honni et méprisé, soit au contraire glorifié. Ce qu’en disent quelques philosophes antiques :

Pour Socrate (mort en -399), l’âme serait souffle vital, ventilation permettant au corps de vivre.

Pour les Grecs,  le corps est une prison (soma) ou encore le tombeau (sema) de l’âme.

Les stoïciens comme Epictète (mort en 135) le considéraient avec mépris et indifférence, comme un autre que nous. De même les gnostiques exhortaient à se détacher de cette chose étrangère qui appesantit l’âme.

 Platon (mort en -348) soulignait que c’est par le corps que l’âme signifie ce qu’elle signifie, le corps est signe, l’activité de l’âme qu’est la pensée, c’est par le corps, qu’elle prend la forme d’un discours intérieur et c’est par la bouche qu’elle s’exprime.

Ce qui ne l’empêchait pas cependant de glorifier le corps, Platon dans le Banquet vante la contemplation du beau corps, reflet du beau en soi.

 Admiration de l’esthétique du corps chez Galien (2e siècle), médecin de l’empereur philosophe Marc Aurèle parle du corps comme d’un écrin, temple de l’âme, petit monde à l’image du grand monde, un mode de la perfection de la nature. La moindre partie du corps, le talon est comparable au soleil.

Cependant, la reconnaissance de la beauté du corps peut amener à des formes moins philosophiques. Ainsi dans notre société, la place de la beauté atteint des sommets, le sport, le développement personnel se répandent, de plus en plus populaires…

Cependant, cela peut questionner. Estimer que c’est la fermeté et la solidité du corps qui donnent aux humains leur consistance, n’est-ce pas voir le corps comme notre seule identité, ce par quoi on se singularise ?

 N’y a-t-il pas un risque à faire coïncider à l’excès le soi et le corps, avec pour conséquences des préoccupations excessives pour les soins du corps et le bien être ?

Ne risque-t-on pas aussi en revendiquant le caractère essentiel du corps, de focaliser sur des liens du sang, de la race, au détriment de la fraternité humaine.

Peut-on considérer le corps comme une propriété, « mon corps m’appartient », un bien dont je peux disposer, jusqu’à le faire entrer dans la sphère de la marchandisation, s’autoriser à en modifier l’apparence, créer un autre corps que le sien ? Et dans ce cas est ce vraiment son corps que l’on veut transformer, ou le regard d’autrui ?

Le corps est-il moi, est-il autre chose que moi, m’est-il étranger, m’est-il familier, est-il mon bien, peut-il être celui d’un autre ?

 Le corps que nous sommes (ou que nous avons) caractérise notre mode d’être au monde.

 Il nous dit des choses que nous ne comprenons pas toujours. Avec beaucoup d’énigmes, il parle… Essayons de l’écouter, et l’entendre nous dire si nous savons l’habiter

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 Le débat a permis d’exprimer les idées et réflexions des participants nombreux et actifs :

Sur le thème de la propriété : mon corps m’appartient, cette affirmation, qui paraît évidente, ne l’est pas encore tout à fait dans toutes les parties du monde et pour toutes les personnes.

Subsiste l’ « esclavage euphémisé en  abus » des enfants, des femmes et des hommes dans plusieurs zones

Si mon corps m’appartient, puis-je le modifier chirurgicalement, l’augmenter par adjonction, le vendre, le marquer de scarifications, le mutiler, le détruire par addiction à des substances nocives ?

Le corps est à la fois du « dedans », intériorisé, et du « dehors », extériorisé par le regard des autres,

D’où la possibilité soit de montrer mon corps, soit de le cacher, de l’exposer (performance) ou de le voiler,

Le corps est source de plaisir, et cause de souffrances, est-il un objet que ma conscience considère comme un outil ?

Mon corps est-il le résultat d’une soumission à l’image « idéale » dominante de mon environnement culturel ?

Surmonter son handicap corporel est possible, justement en réfutant la validité d’un corps « normal »,

D’où la possibilité de changer de « genre »

L’équilibre à acquérir pour « habiter » son corps harmonieusement, par la discipline de vie, la diététique, les soins quotidiens, le sport, est un travail de longue haleine et peut faire accéder à un bien-être,

S’aimer est-ce d’abord aimer son apparence physique ? dois-je me connaître moi-même pour accepter d’exister dans ce corps-ci, bien particulier, qui se trouve être le mien ?

Au cours des échanges, ont été abordés les points de vue de plusieurs philosophes :

Aristote (-384 -322 avant notre ère)

Platon (-428 -348 avant notre ère)

Spinoza (1632-1677)

Nietzche (1844-1900)

Merleau Ponty (1908-1961)

Pour contribuer à « habiter notre corps », voici un résumé de l’analyse de deux philosophes, Spinoza et Merleau-Ponty, séparés par trois siècles, et pourtant si proches dans leur façon de nous faire réfléchir encore aujourd’hui……

Site : www.alderan-philo.org 6 conférence d’Éric Lowen donnée le 21/05/2016 à la Maison de la philosophie à Toulouse

Baruch Spinoza, dans « Éthique » (1675)

« personne ne sait de quelle manière ou par quels moyens l'esprit met le corps en mouvement »

Un des premiers philosophes à avoir mis en évidence la dimension méconnue et mystérieuse de la relation de notre esprit avec le restant de notre corps, fut Spinoza au 17ème siècle. Son raisonnement s’appuie sur un double mouvement intellectuel, à la fois scientifique et philosophique. Coté philosophie, c’est la remise en cause de l’aristotélicisme médiéval et des conceptions correspondantes entre l’âme et le corps. Coté scientifique, c’est le renouveau de l’anatomie amorcé au 16ème siècle, qui met en évidence l’extrême ignorance de nos connaissances sur le corps et son fonctionnement.

Spinoza vers 1665.  « Personne, en effet, n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le corps, c'est-à-dire que l'expérience n'a jusqu'ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, - en tant qu'elle est uniquement considérée comme corporelle, - le corps peut ou ne peut pas faire, à moins d'être déterminé par l'esprit.

 Car personne jusqu'ici n'a connu la structure du corps assez exactement pour en expliquer toutes les fonctions, et je ne veux rien dire ici de ce que l'on observe chez les bêtes et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ni des nombreux actes que les somnambules accomplissent durant le sommeil et qu'ils n'oseraient pas faire éveillés; ce qui prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné.

 En outre, personne ne sait de quelle manière ou par quels moyens l'esprit met le corps en mouvement, ni combien de degrés de mouvement il peut lui imprimer, et avec quelle vitesse il peut le mouvoir.

D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps a son origine dans l'esprit qui a de l'empire sur le corps, ne savent ce qu'ils disent et ne font qu'avouer ainsi en termes spécieux qu'ils ignorent la vraie cause de cette action et ne s'en étonnent pas.

Mais, dira-t-on, que l'on sache ou non par quels moyens l'esprit meut le corps, ou sait cependant par expérience que, si l'esprit humain n'était pas capable de penser, le corps serait inerte. On sait aussi par expérience qu'il dépend du seul pouvoir de l'esprit de parler comme de se taire, et beaucoup d'autres choses que l'on croit donc dépendre du degré de l'esprit. [...]. Je demande si l'expérience ne nous enseigne pas également que, si à l'inverse le corps est inerte, l'esprit est en même temps incapable de penser ? Car lorsque le corps est au repos pendant le sommeil, l'esprit est endormi en même temps que lui et n'a pas le pouvoir de penser de l'état de veille. Ensuite je crois que tous nous avons fait l'expérience que l'esprit n'est pas toujours également apte à penser au même objet, mais que plus le corps est apte à éveiller en lui l'image de tel ou tel objet, plus l'esprit est apte à considérer ces objets. [...] Tout cela, je crois, montre clairement que le décret de l'esprit, aussi bien que l'appétit et la détermination du corps, vont ensemble par nature, on plutôt sont une seule et même chose […]

Baruch Spinoza (1632-1677)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chair_du_monde

Maurice MERLEAU PONTY (1908-1961) dans « Le visible et l’invisible » (1964)

La chair du monde comme extension du corps

Lorsque Husserl fait appel au concept de chair, il s'agit d'un point particulier à savoir de répondre à la question qu'il se pose « comment se fait-il que mon « ego », à l'intérieur de mon être propre, puisse en quelque sorte, constituer l'autre, justement comme lui étant absolument étranger »5. Son souci est de faire apparaître l'étranger comme une possibilité de l'ego c'est-à-dire d'en appeler à un Ego plus profond et intégral dont l'étranger est la possibilitéN 1.. Cette sphère propre comprend la chair par laquelle je me rapporte au monde et qui, me mettant en rapport avec une nature primordiale, rend possible son propre débordement par autrui5.

[…] 

« La chair apparaît comme le « sol » invisible qui soutient et qui rend possible le rapport entre le sujet et le monde. Elle est le milieu originaire dans lequel nous vivons et où nous sommes en contact avec les choses »9.Il s'agit de penser l'unité du percevant et du perçu. La chair n'est pas une catégorie métaphysique supplémentaire, elle n'est ni matière, ni esprit, ni substance, elle est en deçà du partage entre la chose et l'idée, et l'universalité, elle est chose générale, pure dimension « notion ontologique dernière »4. *

« La pensée merleau-pontienne est animée par une préoccupation ontologique qui s’accomplit dans les dernières années sous la figure d’une philosophie de la « chair » [...] d'où toute réalité prend naissance, au sein de laquelle émerge le corps propre lui-même » résume Frédéric Jacquet 10.