L'amour... Oui mais de quoi parle-t-on ?
Le débat fut précédé par la lecture d'un des plus beaux textes sur l’amour
Ce soir là, dans la salle de CORA, un public serré afin de faire une place à tous, a assisté à une lecture du « Cantique des Cantiques », par André Valverde, le conteur, Nicole Consile, la conteuse, et Denis, le musicien à la contrebasse.
Ce fut profond et éblouissant. Leur diction nous a captivés, et les mots traduisent mal l’harmonie entre les deux voix et la musique, polyphonie envoûtante.
Le texte fut rendu vivant et la poésie vibrante.
Tous les mystères du lien amoureux nous ont été suggérés, et ainsi délicatement sont entrés dans nos cœurs ; le paysage des collines et des oasis exhalant senteurs et parfums, le souffle du vent, l’aube et le plein soleil, la soif et l’eau qui désaltère, la faim et la nourriture parfumée, les fruits délicieux, les corps sont des aimants soumis à l’attraction irrésistible….puis,
Le ciel étoilé de la nuit, source de lumière, suivi du matin révélant les deux êtres transformés en un seul mouvement vers le désir.
Les acteurs et musiciens nous ont soulevés et poussés vers cet ailleurs, cet étranger, seul capable de nous guider vers notre propre désir. Ces contrées désirables et fabuleuses, ils nous ont donné de les apercevoir, comme des possibles vies….
Bien sûr, flottant dans cette musique poétique, ce fut long de revenir à la prose, fut-elle philosophique.
Le Cantique des Cantiques,
Dit aussi Cantique de Salomon ou Chant de Salomon, est un livre de la Bible. Son titre en hébreu est שיר השירים, Chir ha-chirim.
Bien qu'inclus dans la Septante, le Cantique des Cantiques n'est retenu dans le canon juif qu'au ier siècle de l’ère chrétienne.
La Mishna évoque de vives discussions au sujet de son intégration dans ce canon.
Il a pu y trouver sa place à la suite de l'interprétation allégorique de Rabbi Akiva, qui voit dans le Cantique des Cantiques une déclaration symbolique de l'amour entre Dieu (YHWH) et son peuple, Israël.
Il est récité lors de Pessah, la Pâque juive. La tradition juive le classe parmi les cinq meguilloth, qui sont des rouleaux attachés à des fêtes liturgiques. Le nom de Dieu n'y apparaît pas, si ce n'est sous une forme abrégée, Flamme de Yah (Ct 8.6), Yah étant un diminutif de YHWH.
Il fait partie des Ketouvim (autres écrits) dans le Tanakh — la Bible hébraïque
des Livres poétiques dans l'Ancien Testament — la première partie de la Bible chrétienne.
On considère qu'il fait partie de la littérature sapientiale (de sagesse), sans doute l'une des raisons qui font qu'on a voulu le relier au roi Salomon. Cependant, malgré la présence de certains archaïsmes dans le texte, la langue et le style sont assez tardifs et font penser à l'époque perse ou même hellénistique (IIIe s. av. J.C.).
Comme pour tout livre vétéro-testamentaire, a probablement une très longue histoire.
Revêt la forme d'une suite de poèmes, de chants d'amour entre une femme et un homme (plusieurs couples s'expriment), qui prennent à témoin d'autres personnes et des éléments de la nature. C'est l'un des livres de la Bible les plus poétiques.
Sa composition est attribuée à un compilateur du ive siècle av. J.-C. qui y aurait fondu différents poèmes. On a même avancé l'hypothèse qu’il ait pu avoir été rédigé par une femme, comme le pense par exemple l'exégète André LaCocque1, étant donné la large place qui y est laissée aux personnages féminins. On retrouve des parallèles à de nombreuses expressions du Cantique dans la littérature du Proche-Orient ancien, notamment dans les poèmes d'amour égyptiens. Le cadre géographique et social est suggéré par quelques noms propres (Jérusalem, Tirça, le Liban), mais de telles références ne permettent pas de fixer avec certitude la date et le lieu de rédaction
Le livre a d'abord été rejeté à cause de son caractère profane, voire érotique. Les exégètes chrétiens se sont souvent montrés perplexes devant ce livre. L’humaniste Sébastien Castellion avait des doutes quant à l’inspiration divine du livre à cause de son caractère sensuel, ce qui lui attira les foudres de Jean Calvin. Néanmoins, il le conserva dans sa traduction de la Bible. Bien qu'il soit reconnu comme faisant partie du canon biblique, son contenu en a troublé plus d'un. On observe dans l'exégèse deux attitudes :
La première prend le texte comme allégorie de la relation d'amour qu'entretiennent le Christ et son Église (ou entre le Christ et l'âme humaine), relation qui est de nombreuses fois célébrée ou illustrée dans le Nouveau Testament, principalement dans les écrits de Paul, mais aussi dans certaines paraboles de Jésus lui-même selon les évangiles. Cependant, cette interprétation allégorique et symbolique est progressivement remise en cause à la lecture des images érotiques que contient le texte. Une critique importante, aussi, est le fait que la relation d'amour entre Jésus et son Église n'est jamais décrite d'une telle manière : bien que, de manière assez surprenante, le terme grec utilisé par les Septante pour dire l'Amour dans le Cantique soit l'agapè, il apparaît que cet agapè est plus proche de l'éros platonicien que de l'amour chrétien (paulinien). Alternative allégorique influencée par la pensée grecque considérant le corps comme quelque chose de méprisable ou de spirituellement indigne (allusions étant parfois faites à Aristote, à Platon et au gnosticisme des premiers siècles de l'ère chrétienne, puis à la pensée de Saint Augustin qui a grandement influencé la doctrine catholique).
Cependant, comme le met en lumière l'exégète Xavier Léon-Dufour2, la quête aimante de Jésus par Marie de Magdala en Jean 20, 11-16 renvoie au Cantique des cantiques 3,1-4. En Jean 20, 16, Marie dit à Jésus « Rabbouni » . Ce mot est traduit par « maître » dans l'évangile, mais « Rabbouni » diminutif de « Rabbi » et pourrait ajouter une nuance d'affection ou de familiarité.
L'autre attitude face à ce livre est de le considérer comme une collection de poèmes décrivant l'amour entre une jeune fille et son amoureux, dont on fait parfois un couple marié, croyant y déceler des noces. Cette conception s'appuie sur le fait que cette compréhension est proche, voire correspond parfaitement à la pensée hébraïque. Nous avons dans ce livre, affaire à un amour sensuel et passant continuellement par l'exaltation de la beauté et les relations physiques. Le langage hébraïque du livre fait clairement référence à la sensualité et à une relation d'amour exprimée physiquement, et ce dès ses premières lignes, comme dans le verset 2 du chap. 1er, « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! Car tes baisers sont meilleurs que le vin » : le terme traduit par « baisers », en hébreu (דּוֹדֶיךָ, dodeikha), signifie amour (entre les sexes) et insinue des actes d'amours (baisers, caresses), si bien qu'associé à un autre terme (et décliné) il désigne le lit conjugal. L'interprétation « hébraïque » du Cantique des Cantiques est pour ses tenants (généralement, un nombre important de protestants) un modèle idéal de l'amour entre les époux tel qu'il devrait être, croient-ils, selon la volonté de Dieu.
Une autre approche, celle de l'interprétation culturelle, tente de faire le lien avec la liturgie païenne du mariage sacré ou hiérogamie, qui était pratiqué en Mésopotamie (T.J. Meek, W. Wittekindt, H. Hempel). Dans le Proche-Orient, on parle d'une coutume selon laquelle le roi devait s'unir charnellement une fois l'an avec une prêtresse de la déesse de la fécondité, afin d'assurer la fertilité des terres et des animaux. La prêtresse prenait ainsi la place de sa déesse et le roi, celui de son mari. Selon cette théorie d'interprétation, le jeune couple du Cantique des Cantiques représenterait soit la déesse Inanna avec le dieu Dumuzi, soit leur équivalent akkadien, la déesse Ishtar et le dieu Tammouz.
J.F. Froger a également proposé une autre approche dans La voie du désir (Éd. DésIris, 1997, superposer les thèmes abordés du Cantique des Cantiques à ceux du mythe d'Éros et Psyché d'Apulée.. On y retrouve l'importance de « la nuit dans le chant d'amour ». « N'éveillez pas, ne réveillez pas, mon amour, avant l'heure de son bon plaisir » est une mise en garde qui rappelle l'avertissement de Psyché contre la tentation de connaitre Éros. Les thèmes de l'exil et de la solitude constituent la partie centrale du conte. Mais les noces éternelles triomphent de la souffrance endurée.
Dans l'introduction au Cantique (Bible de Chouraqui), il est décrit deux plans de significations : celui de l'humain et celui de la création. « La poésie hébraïque marie-t-elle ici l'humain au cosmos ; elle voit le réel sous la forme d'un homme, et dans cet homme la totalité de l'univers ». Ceci n'est pas étranger à l'Éros, ce qui peut surprendre dans un livre biblique. Sans nier ce qu'apportent ces approches,
Henri Cohen Solal, psychanalyste, ou Marina Poydenot, enseignante au Centre Sèvres à Paris et membre de la Communauté du Chemin Neuf, s'appuyant sur des textes de Paul Beauchamp, André LaCocque ou Gianni Barbiero, avancent l'hypothèse d'une interprétation du Cantique comme un rêve3 : les termes employés y font beaucoup référence à un vocabulaire onirique : ce serait un rêve éveillé de la fiancée qui se remémore les moments passés avec son bien aimé.
Introduction au sujet
En cette période de fin d’année où l’on se souhaite les uns aux autres les plus belles choses, et surtout d’aimer et d’être aimé, nous allons questionner ce concept dont le vague ajoute à son charme et à son mystère. Uun concept ambigu, qui a inspiré des œuvres littéraires, des textes philosophiques, des analyses sociologiques et même des analyses naturalistes.
Aimer est un terme qui se présente en diverses facettes : amour humain, divin, amour maternel, amour d’amoureux, (on peut aussi aimer la musique, ou encore les animaux..)
Les Grecs ont distingué trois formes : attirance physique (Eros), aimer d’amitié, d’estime mutuelle des personnes élues, choisies (filiae), aimer son prochain, les humains, la générosité envers autrui, quel qu’il soit et non choisi (Agapé)
Selon Francis Wolf qui se place comme un naturaliste qui remonterait aux sources du fait d’aimer, ce que les humains appellent amour a 2 bases naturelles, qui ont donné 2 pôles de l’amour humain :
- L’instinct d’accouplement des adultes avec son cortège de paroles, sentiments, affects, actions etc. Ils s’aiment parce qu’ils sont naturellement déterminés à copuler. Cela entraine divers manifestations comme la tension érotique etc.
- La nécessité de soins aux petits, dépendants. On les aime parce qu’on est naturellement déterminés à les soigner. Cela donne plus largement le comportement ou le sentiment de souci de l’autre (amour maternel etc.)
L’un et l’autre s’accompagnant d’attentions et d’affects.
Cette analyse un peu froide des bases naturelles de l’amour attire notre attention sur le fait que toute définition de l’amour doit se situer dans un ensemble plus large.
Alors si nous tentons de définir « l’amour amoureux », la tâche s’annonce complexe .
Est-ce une émotion (laquelle ?), le désir (ce n’est pas que ça), un sentiment (lequel ?) une passion (elle est aveugle..), des actes (lesquels ?) Ou encore est-ce un état, une disposition, une relation ?
Est-ce vouloir le bien de l’être aimé ? Pourtant le jaloux commet des actes qui entrainent le malheur de l’être aimé. Est-ce éprouver de la joie ? Pourtant des amants qui ne peuvent vivre l’un sans l’autre, pourront néanmoins se déchirer …
Alors, quand on dit aimer, de quoi parle-t-on ?
Depuis que l’être humain a appris à aimer, ce peut lui être source des plus grands plaisirs, lui procurer joie, allégresse, passion, jouissance… C’est un moteur de vie, moteur pour l’art, pour l’histoire, pour les histoires, et aussi les plus touchantes tragédies …
« Seul l’amour peut garder quelqu’un vivant » Oscar Wilde
La question qui lança le débat fut : « L’union d’amour, est un lien qui peut cesser et se dénouer. Mais quelle force continue d’alimenter notre soif d’union cosmique, cette nostalgie d’origine inconnue qui inspire la recherche d’amour de l’autre ? »
Quelques points de vue sur l'amour
André Comte-Sponville
« L’amour se dit en plusieurs sens, qu’on se plaît parfois à confondre et que nous essaierons au contraire de distinguer. Il y a le rêve de la fusion et l’expérience du manque. Il y a la passion et l’amitié. Il y a l’amour qui prend et l’amour qui donne. Celui qui rêve et celui qui connaît. L’amour fou et l’amour sage. Il y a “la grande souffrance du désir”, comme dit Platon ; mais aussi sa puissance et sa joie, comme dit Spinoza. Et puis il y a la charité, la très douce et très pure charité. […]
Tout cela peut se dire en grec, autour de trois mots, qui sont comme les trois noms de l’amour : éros, philia, agapè. […]
Reste alors à vivre ces trois amours, autant qu’on peut, et c’est la seule façon d’aimer la vie ».
SAINT PAUL APÔTRE, PREMIÈRE LETTRE AUX CORINTHIENS
01 J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.
02 J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.
03 J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien.
04 L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ;
05 il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ;
06 il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;
07 il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.
08 L’amour ne passera jamais. Les prophéties seront dépassées, le don des langues cessera, la connaissance actuelle sera dépassée.
Maintenant, donc, ces trois choses restent : la Foi, l’Espérance et l’Amour, mais la plus grande des trois, c’est l’Amour. »
Spinoza :
A- dans « l’Ethique » le scolie de la proposition XXX de la partie III :
« Puisque l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, et la haine une tristesse qu’accompagne également l’idée d’une cause extérieure, les affects dont je viens de parler seront donc des espèces d’amour et de haine. Mais comme amour et haine se rapportent à des objets extérieurs, nous signifierons donc ces affects par d’autres noms, à savoir […] la joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, je l’appellerai satisfaction de soi-même, et la tristesse qui lui est contraire repentir.
L’amour a pour propriété et non pour essence d’inciter l’amant à se joindre de volonté à la chose aimée selon Spinoza. C’est à dire :
« Quand je dis que c’est une propriété dans l’amant de se joindre de volonté à la chose aimée, je n’entends, moi, par volonté, ni un consentement, ni une délibération de l’âme, autrement dit un libre décret, […] par volonté, j’entends la satisfaction (acquiescentiam) qui est dans l’amant à cause de la présence de la chose aimée qui renforce la joie de l’amant, ou du moins l’alimente. »
B – dans le « Court Traité », II, XXII, § 6 : « Si notre connaissance et notre amour viennent à tomber sur cet être sans lequel nous ne pouvons ni exister, ni être conçus, et qui n’est aucunement corporel, les effets qu’aura aussi en nous une telle union seront et devront être incomparablement plus grands et plus magnifiques, puisqu’ils doivent s’accorder toujours avec la nature des choses auxquelles nous sommes unis. » § 7 : « Et quand nous percevons de tels effets, nous pouvons dire en vérité que nous naissons encore une fois ; car notre première naissance a lieu alors que nous nous sommes unis au corps, par où tels effets et mouvements des esprits animaux se sont produits, mais cette autre et seconde naissance aura lieu quand nous percevrons en nous de tout autres effets de l’amour, grâce à la connaissance de cet objet immatériel ; effets qui diffèrent des premiers autant que diffère le corporel de l’incorporel, l’esprit de la chair. Cela peut d’autant mieux être appelé une régénération que de cet amour et de cette union seulement peut suivre une stabilité éternelle et inaltérable, ainsi que nous le montrerons. »
C – dans « Dialogues d’amour », III, 11. « Mais celui qui est transporté en contemplation perd non seulement les sens avec le sentiment du froid et du chaud : ainsi encore demeure vide de toute cogitation et fantaisie, excepté de celle chose qui contemple. Et encore que celle seule méditation qui reste à l’amant pensif et contemplant le fait être tant hors de tout autre souvenir, qu’il ne pense aucunement en soi, ainsi en celle qu’il contemple et désire. Qu’ainsi soit pendant qu’en cet extatique amour il contemple ce qu’il aime, aucune sollicitude ou mémoire de soi ne lui vient en pensée ; et en faveur de soi ou de son bien ne fait aucune œuvre naturelle, sensitive, motive ou raisonnable : demeurant (tant il est hors et aliéné de soi) propre et totalement transformé en celle qu’il aime. Car l’essence de l’âme n’est autre que son propre acte, tellement que si elle se unit pour contempler un objet, son essence se transporte en icelui, et celui est sa propre essence : ce n’est plus âme ou essence de celui qui aime, mais seulement une actuelle espèce de la personne aimée. »
Souvent présenté comme un philosophe de la joie, Spinoza devrait plus justement être défini comme un philosophe de l’amour. Toute l’Éthique, en effet, tend à conduire l’homme vers la béatitude ou liberté qui consiste, d’après le scolie de la proposition XXVI de la partie V, « dans un amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l’amour de Dieu pour les hommes ».
Quelques textes de la littérature
Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand, Extrait de la Scène VII
Scène d’amour entre ROXANE et CHRISTIAN,
Résumé : CYRANO que sa laideur empêche de déclarer son amour secret à la précieuse Roxane, est caché sous le balcon dans l’obscurité de la nuit, et parle à Roxane à la place de Christian, qui lui, est beau mais sans esprit .
[ ……..]
CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE
Sans se voir ?
CYRANO
Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent…
ROXANE
Vous le fûtes !
CYRANO
Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti
De mon vrai cœur…
ROXANE
Pourquoi ?
CYRANO
Parce que… jusqu’ici
Je parlais à travers…
ROXANE
Quoi ?
CYRANO
… le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !… Mais ce soir, il me semble…
Que je vais vous parler pour la première fois !
ROXANE
C’est vrai que vous avez une toute autre voix.
CYRANO, se rapprochant avec fièvre
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…
(Il s’arrête et, avec égarement.)
Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci, — pardonnez mon émoi, —
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !
ROXANE
Si nouveau ?
CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots
Si nouveau… mais oui… d’être sincère
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…
ROXANE
Raillé de quoi ?
CYRANO
Mais de… d’un élan !… Oui, mon cœur
Toujours, de mon esprit s’habille, par pudeur
Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !
ROXANE
La fleurette a du bon.
CYRANO
Ce soir, dédaignons-la !
ROXANE
Vous ne m’aviez jamais parler comme cela !
CYRANO
Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !
ROXANE
Mais l’esprit ?…
CYRANO
J’en ai fait pour vous faire rester
D’abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
— Laissons, d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
ROXANE
Mais l’esprit ?…
CYRANO
Je le hais, dans l’amour ! C’est un crime
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
— Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment !
Où nous sentons qu’en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !
ROXANE
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?
CYRANO
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j’étouffe,
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé
Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !
ROXANE, d’une voix troublée
Oui, c’est bien de l’amour…
CYRANO
Certes, ce sentiment
Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraiment
De l’amour, il en a toute la fureur triste !
De l’amour, — et pourtant il n’est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il ne pouvait, parfois, que de loin, j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
— Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez ! car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
(Il baise éperdument l’extrémité d’une branche pendante.)
ROXANE
Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne !
Et tu m’as enivrée !
CYRANO
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !
Je ne demande plus qu’une chose…
CHRISTIAN, sous le balcon
Un baiser !
ROXANE, se rejetant en arrière
Hein ?
CYRANO
Oh !
ROXANE
Vous demandez ?
CYRANO
Oui… je…
(À Christian bas.)
Tu vas trop vite.
CHRISTIAN
Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !
CYRANO, à Roxane
Oui, je… j’ai demandé, c’est vrai… mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.
ROXANE, un peu déçue
Vous n’insistez pas plus que cela ?
CYRANO
Si ! j’insiste…
Sans insister !… Oui, oui ! votre pudeur s’attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser… ne me l’accordez pas !
CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau
Pourquoi ?
CYRANO
Tais-toi, Christian !
ROXANE, se penchant
Que dites-vous tout bas ?
CYRANO
Mais d’être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !…
Les théorbes se mettent à jouer.
Une seconde !…
On vient !
(Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont un joue un air folâtre et l’autre un air lugubre.)
Air triste ? Air gai ?… Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? une femme ? — Ah ! c’est un capucin !
(Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à la main, regardant les portes.)
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Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Extrait de Un Amour de Swann
Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu'il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l'Odette charmante et bonne. Il avait des remords d'avoir été dur pour elle. Il voulait qu'elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu'avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l'habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l'irriter et lui refusait-elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis d'elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu'il ne lui enverrait pas d'argent et chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l'était, vis-à-vis sinon d'elle, du moins de lui-même, en d'autres cas où dans l'intérêt de l'avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu'il était capable de se passer d'elle, qu'une rupture restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois c'était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites prochaines qu'il lui ferait, il savait qu'il ne pouvait tirer nulle bien grande joie, mais plus probablement quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu'étant très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu'il lui avait dit. Or une lettre d'elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait plus tenir, dans l'état nouveau d'agitation où il se trouvait, l'engagement qu'il avait pris dans l'état antérieur de calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la première, si elle répondait seulement, cela suffisait pour qu'il ne pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentement d'Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s'il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l'absence d'une chose, ce n'est pas que cela, ce n'est pas un simple manque partiel, c'est un bouleversement de tout le reste, c'est un état nouveau qu'on ne peut prévoir dans l'ancien.
[Mais d'autres fois au contraire – Odette était sur le point de partir en voyage – c'était après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte, qu'il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice d'une grande brouille, qu'elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu'il faisait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée, de n'avoir reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois semaines de séparation acceptée, c'était avec plaisir qu'il considérait l'idée qu'il reverrait Odette à son retour : mais c'était aussi avec si peu d'impatience, qu'il commençait à se demander s'il ne doublerait pas volontairement la durée d'une abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celui qu'il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l'avoir comme maintenant prémédité. Et pourtant voici qu'une légère contrariété ou un malaise physique – en l'incitant à considérer le moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait d'accueillir l'apaisement qu'apporte un plaisir et de donner congé, jusqu'à la reprise utile de l'effort, à la volonté – suspendait l'action de celle-ci qui cessait d'exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir d'un renseignement qu'il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou, pour une certaine valeur de bourse, si c'était des actions ordinaires ou privilégiées qu'elle désirait acquérir (c'était très joli de lui montrer qu'il pouvait rester sans la voir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouc tendu qu'on lâche ou comme l'air dans une machine pneumatique qu'on entr'ouvre, l'idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait d'un bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d'ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à sentir s'approcher un à un les quinze jours qu'il devait rester séparé d'Odette, qu'il n'en avait à attendre les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait l'emmener chez elle et qu'il passait dans des transports d'impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse, cette idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C'est qu'elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher sans plus tarder à lui résister, qui n'existait plus chez Swann depuis que, s'étant prouvé à lui-même – il le croyait du moins – qu'il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de séparation qu'il était certain maintenant de mettre à exécution dès qu'il le voudrait. C'est aussi que cette idée de la revoir revenait parée pour lui d'une nouveauté, d'une séduction, douée d'une virulence que l'habitude avait émoussées, mais qui s'étaient retrempées dans cette privation non de trois jours mais de quinze (car la durée d'un renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là eût été un plaisir attendu qu'on sacrifie aisément, avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est sans force. C'est enfin qu'elle y revenait embellie par l'ignorance où était Swann de ce qu'Odette avait pu penser, faire peut-être en voyant qu'il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce qu'il allait trouver c'était la révélation passionnante d'une Odette presque inconnue.]
Mais elle, de même qu'elle avait cru que son refus d'argent n'était qu'une feinte, ne voyait qu'un prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises qu'il traversait et, dans l'idée qu'elle s'en faisait, elle omettait d'en comprendre le mécanisme, ne croyant qu'à ce qu'elle connaissait d'avance, à la nécessaire, à l'infaillible et toujours identique terminaison. Idée incomplète – d'autant plus profonde peut-être – si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu'il était incompris d'Odette, comme un morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu'ils ont été arrêtés, l'un par un événement extérieur au moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, l'autre par une indisposition accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n'attache pas la même importance qu'eux à ces prétendues contingences, simples déguisements, selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l'état morbide qui, en réalité, n'ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis qu'ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l'amour de Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.
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Phèdre de Racine, Acte premier - scène III
Phèdre
N'allons point plus avant. Demeurons, chère Oenone.
Je ne me soutiens plus ; ma force m'abandonne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas !
(Elle s'assied.
Oenone
Dieux tout−puissants, que nos pleurs vous apaisent !
Phèdre
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces noeuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuire.
Oenone
Comme on voit tous ses voeux l'un l'autre se détruire !
Vous−même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
Vous−même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière,
Vous la voyez, Madame, et prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !
Phèdre
Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut−être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
Oenone
Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Vous verrai−je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts ?
Phèdre
Dieux ! que ne suis−je assise à l'ombre des forêts !
Quand pourrai−je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière ?
Oenone
Quoi, Madame ?
Phèdre
Insensée, où suis−je ? et qu'ai−je dit ?
Où laissé−je égarer mes voeux et mon esprit ?
Je l'ai perdu : les dieux m'en ont ravi l'usage.
Oenone, la rougeur me couvre le visage :
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.
Oenone
Ah ! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.
Rebelle à tous nos soins ; sourde à tous nos discours,
Voulez−vous sans pitié laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux ;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
A quel affreux dessein vous laissez−vous tenter ?
De quel droit sur vous−même osez−vous attenter ?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie,
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie,
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un même jour leur ravira leur mère,
Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,
Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte...
Phèdre
Ah ! dieux !
Oenone
Ce reproche vous touche ?
Phèdre
Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche
Oenone
Eh bien ! votre colère éclate avec raison :
J'aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
Vivez donc : que l'amour, le devoir, vous excite ;
Vivez, ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,
Accablant vos enfants d'un empire odieux,
Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point : chaque moment vous tue.
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que de vos jours, prêts à se consumer,
Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.
Phèdre
J'en ai trop prolongé la coupable durée.
Oenone
Quoi ? de quelques remords êtes−vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
Phèdre
Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles !
Oenone
Et quel affreux projet avez−vous enfanté
Dont votre coeur encor doive être épouvanté ?
Phèdre
Je t'en ai dit assez. Epargne−moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
Oenone
Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle, quand ma foi vous a−t−elle déçue ?
Songez−vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
Réserviez−vous ce prix à ma fidélité ?
Phèdre
Quel fruit espères−tu de tant de violence ?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
Oenone
Et que me direz−vous qui ne cède, grands dieux !
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux ?]
Phèdre
Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable.
Oenone
Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
Phèdre
Tu le veux. Lève−toi.
Oenone
Parlez : je vous écoute
Phèdre
Ciel ! que lui vais−je dire ? et par où commencer ?
Oenone
Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
Phèdre
O haine de Vénus ! O fatale colère !
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère !
Oenone
Oublions−les Madame, et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
Phèdre
Ariane, ma soeur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
Oenone
Que faites−vous, Madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui
Phèdre
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
Oenone
Aimez−vous ?
Phèdre
De l'amour j'ai toutes les fureurs.
Oenone
Pour qui ?
Phèdre
Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J'aime...
Oenone
Qui ?
Phèdre
Tu connais ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi−même opprimé ?
Oenone
Hippolyte ? Grands dieux !
Phèdre
C'est toi qui l'as nommé !
Oenone
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
O désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait−il approcher de tes bords dangereux ?
Phèdre
Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée
Sous ses lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.
Par des voeux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi−même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi−même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Oenone ; et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui−même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur.
J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire.
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.
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Marceline DESBORDES-VALMORE, Les séparés
N'écris pas. Je suis triste, et je voudrais m'éteindre.
Les beaux étés sans toi, c'est la nuit sans flambeau.
J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre,
Et frapper à mon coeur, c'est frapper au tombeau.
N'écris pas !
N'écris pas. N'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu'à Dieu... qu'à toi, si je t'aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m'aimes,
C'est entendre le ciel sans y monter jamais.
N'écris pas !
N'écris pas. Je te crains ; j'ai peur de ma mémoire ;
Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent.
Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.
N'écris pas !
N'écris pas ces doux mots que je n'ose plus lire :
Il semble que ta voix les répand sur mon coeur ;
Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
Il semble qu'un baiser les empreint sur mon coeur.
N'écris pas !